Isabelle Kocher, directeur général d’Engie, explique pourquoi la société française participe à Nord Stream 2, ce qui a contraint Engie à abandonner la production de GNL et pourquoi la Russie a besoin d’énergies renouvelables.
Engie est la seule société française qui participe aux deux projets de gazoducs de Gazprom dans la mer Baltique. Actionnaire du premier Nord Stream (9,9%), Engie n’a pas renoncé à participer à la construction du deuxième gazoduc, malgré le contexte général de détérioration des relations entre la Russie et l’UE.
Pendant que les sanctions liées à la Crimée se mettaient en place et que les deux pays rompaient les contrats relatifs aux navires BPC Mistral, Engie et Gazprom se mettaient d’accord sur les modalités de la participation française à Nord Stream 2. Gazprom a finalement signé l’accord sur le financement du projet avec Engie et quatre autres sociétés européennes au printemps 2017. Tandis que la Commission européenne continue de discuter de la dépendance croissante de l’Europe vis-à-vis du gaz russe, Engie a déjà fourni 298 millions d’euros sur les 950 millions prévus par l’accord. Comme l’explique Isabelle Kocher, si l’accès au gaz de pipeline joue un rôle important dans la stratégie de la société française, l’intérêt d’ENGIE pour la Russie ne se limite pas aux ressources de Gazprom : l’entreprise prévoit de participer au développement des énergies renouvelables.
Q. – Tout récemment, les deux présidents Vladimir Poutine et Emmanuel Macron se sont rencontrés et ont beaucoup parlé de la nécessité de la coopération. Que pensez-vous des relations actuelles entre la France et la Russie ? A quel point sont-elles importantes pour la France ?
R. – La Russie est un marché énorme. Extrêmement important pour l’Europe et pour la France. Engie a une longue expérience de travail en Russie, de plus de 125 ans. C’est un partenariat historique. La part d’Engie dans le commerce bilatéral franco-russe s’élève à 15 %. Cela nous permet d’évaluer objectivement à quel point la Russie est un partenaire important pour notre entreprise.
Nous estimons qu’il existe encore beaucoup d’opportunités pour l’extension du partenariat commercial entre nos deux pays. Nous (Engie) y apportons notre contribution et nous examinons actuellement diverses variantes pour de nouveaux projets en Russie. Historiquement, nous nous occupons en premier lieu du transport du gaz que nous achetons auprès de Gazprom, et cela reste pour le moment l’axe principal de notre travail ici. De plus, nous collaborons avec Rosatom qui nous fournit du combustible nucléaire.
Conjointement avec nos partenaires, nous travaillons sur des technologies qui contribuent au développement du marché énergétique et à la transition vers l’énergie verte. En tant qu’entreprise, nous nous focalisons sur deux axes de business. Primo, nous essayons d’aider nos clients à utiliser l’énergie avec plus d’efficacité. Il s’agit en particulier d’investissements dans le développement de technologies de systèmes de chaud et de froid. La rénovation des infrastructures sophistiquées permet de réduire sensiblement la consommation d’énergie. C’est aujourd’hui le souci de milliers de gens et de compagnies, et nous y portons une grande attention. Notre deuxième objectif consiste à subvenir aux besoins en énergie verte de nos clients, via la génération au gaz et aux renouvelables. Aujourd’hui, nous travaillons prioritairement avec le gaz, mais graduellement le focus se déplace vers les énergies renouvelables, et ces deux types d’énergie sont pour nous complémentaires.
DU GAZ POUR L’EUROPE ET NORD STREAM
Q. – Prévoyez-vous une croissance de la consommation de gaz en France à court terme ? Au cours des dernières années, elle a augmenté pour atteindre en 2017 le niveau de 43 Gm³. Mais c’est quand même au-dessous du chiffre record de 2010 (47 Gm³).
R. – Parlant des valeurs absolues de la consommation de gaz en France, je crois que les volumes vont diminuer. Essentiellement à cause de la réduction de la consommation énergétique en général. Ce sera le résultat de la croissance de l’efficacité de la consommation par les foyers, les voitures, l’industrie… Plus nous serons efficaces, moins il y aura de consommation d’énergie, gaz compris. Une question beaucoup plus importante porte sur la place du gaz dans ce modèle efficace, sur sa part dans l’énergie de demain. La part du gaz doit croître, à mon avis. Parce que, je me répète, il est efficace, il est souple, il est accessible du point de vue des coûts. Et ce sont les avantages grâce auxquels sa part dans le bilan de l’Europe pourrait croître.
Q. –L’Europe a beaucoup de sources potentielles d’approvisionnement en gaz : l’Algérie, le Qatar, la Norvège, la Russie… Dernièrement, on parle beaucoup des perspectives du GNL américain. A quel fournisseur êtes-vous prêts à donner votre préférence ?
R. – Nous tâchons de maintenir l’équilibre dans notre portefeuille d’achats. Un large pool de fournisseurs est nécessaire pour assurer notre sécurité… la part du gaz russe dans notre portefeuille a dernièrement augmenté, aujourd’hui elle représente plus de 20 %. La production domestique de l’Europe va continuer de diminuer, et cela ouvre de nouvelles opportunités pour la Russie. Nous investissons dans des projets d’infrastructures essentiels pour l’avenir, en particulier pour que l’approvisionnement de nos clients en gaz russe soit stable et optimal du point de vue économique, afin qu’il assure la compétitivité de l’industrie européenne.
Q. –Il y a beaucoup de discussions et de débats autour du projet Nord Stream 2, auquel vous participez. Ses opposants insistent sur son aspect politique…
R. – Nord Stream 2 est un projet de portée stratégique pour l’Europe. Son objectif principal est la diversification des itinéraires de fourniture de gaz sur les marchés nationaux des pays européens. C’est d’une importance critique pour l’Europe et la raison principale pour laquelle nous soutenons ce projet, tout comme d’autres projets d’infrastructures. L’efficacité économique et la garantie des fournitures sont très importantes. On peut se féliciter qu’au niveau diplomatique, on observe un progrès dans les relations, ce qui rend possible la reprise de négociations entre la Russie et l’Ukraine sur le transit. Parce qu’il est évident que c’est notamment un des moyens de faire baisser la pression sur Nord Stream 2. Nous soutiendrons toujours toute initiative susceptible d’aboutir à un compromis acceptable par toutes les parties.
Q. – Il y a quelques jours, Poutine a déclaré que Nord Stream 2 était ouvert à d’autres partenaires potentiels prêts à adhérer au projet. Mais l’accord de financement définit très précisément la composition du projet – cinq compagnies occidentales, dont Engie, et Gazprom. Si quelqu’un souhaite rejoindre ce groupe d’entreprises, cela ne pourra se faire qu’en réduisant la part de quelqu’un. Engie va-t-il envisager de réduire sa part de financement et l’éventualité de la partager avec un autre partenaire potentiel ?
R.- Nous n’avons rien contre l’apparition de nouvelles parties prenantes au projet. Il est déjà assez ouvert, avec six compagnies membres. Mais actuellement nous ne menons aucune discussion sur la réduction de notre participation.
A PROPOS DU GNL
Q. – A quel point le GNL américain est-il compétitif en Europe aujourd’hui, étant donné son coût et le temps nécessaire pour l’acheminer depuis le golfe du Mexique ? Les volumes de ses fournitures vont-ils augmenter ?
R. – Je n’exclus pas qu’ils augmentent à un certain moment. Surtout s’il y a une trop forte tension sur le marché du gaz en Europe. Peut-être même que cela profitera aux pays européens. Surtout pour ceux qui disposent déjà d’infrastructures appropriées, de terminaux de regazéification qui permettront de réceptionner ce gaz, si c’est justifié. Nous avons quelques terminaux de regazéification en France. Il y a également d’autres opérateurs. Le GNL est une option additionnelle permettant de garantir la flexibilité du marché. Peu importe d’où viendra ce gaz : des Etats-Unis ou d’ailleurs. Mais je ne perçois pas le GNL comme une source d’approvisionnement principale pour l’Europe. Il peut cependant parfaitement être sollicité pour écrêter les pointes de consommation, en cas de problèmes sur le marché, de coups de froid. Pas seulement pour l’Europe d’ailleurs : les Etats-Unis eux-mêmes importent parfois du GNL pour couvrir les pics de demande, comme par exemple en janvier dernier.
Q. – L’année dernière il a été annoncé que vous vendiez votre division GNL à Total. Ces projets sont-ils toujours en cours ?
R. Oui. Je précise qu’il s’agit de notre bloc de production de GNL : Engie conserve son business dans le GNL, notamment ses infrastructures de regazéification et ses activités de vente de petit GNL aux consommateurs finaux.
Q. – Pensez-vous que le GNL ne soit pas votre compétence, et prévoyez-vous de vous concentrer sur le gaz de réseau ?
R. – Le gaz est un des axes clé du business d’Engie. Mais nous jugeons nécessaire de nous focaliser sur les secteurs dans lesquels nous avons un avantage concurrentiel. Nous investissons beaucoup dans le transport, la commercialisation, le stockage et les terminaux. Nous avons beaucoup de projets sur toute la chaîne du gaz, du fournisseur au client final. Mais dans un segment pris séparément, comme la production de GNL, nous n’avons plus d’avantage concurrentiel.
Le marché du gaz a beaucoup évolué au cours de la dernière décennie. Et les succès passés de cette division ne sont plus si importants maintenant. La production de GNL, sur le principe, n’a jamais été le plus grand axe de notre business. C’est plutôt l’inverse : c’était un très petit maillon dans la chaîne globale de fourniture de gaz, que j’ai évoquée. Avec la réduction de la valeur du GNL, ces actifs ont perdu leur importance pour nous et sont devenus une source de pertes pour le Groupe.
En revanche, pour d’autres grands acteurs, c’est potentiellement une acquisition très significative. Si vous êtes un des leaders du marché pétrolier et que vous souhaitez accroître la part du gaz dans votre portefeuille, les investissements dans des capacités de liquéfaction de gaz constituent une composante incontournable de la création d’une chaîne complète, de la production de GNL jusqu’à sa fourniture sur les marchés avec une création maximale de valeur…
Aujourd’hui, toutes les grandes compagnies le font. Mais nous, en tant qu’entreprise, nous avons décidé de nous focaliser sur les activités dans lesquelles nous sommes véritablement forts. Nous avions besoin d’accroître notre avantage dans le segment du transport, de la commercialisation et du stockage de gaz. Dans ce dernier, nous sommes un des plus grands acteurs mondiaux. En tant que compagnie, nous devions faire notre choix.
Q. – Le prix de la transaction avec Total s’élève à environ 1,5 GUSD pour les capacités de production de GNL et une flotte de méthaniers. Mais Patrick Pouyanné a déclaré que vous pourriez insister pour l’augmenter de 0,5 GUSD si le marché pétrolier se reprenait rapidement. Aujourd’hui, quels chiffres sont en discussion ?
R. – En fait, ce n’est pas un objet de discussion. Il y a une formule bien déterminée qui prévoit l’obtention de ces 0,5 GUSD additionnels par rapport au prix initial de l’opération.
Q. – Et quel est le « déclencheur » de cette prime additionnelle au prix de l’opération ?
R. – Le prix du pétrole.
Q. – Pouvez-vous citer le chiffre concret ?
R. – Nous ne divulguons pas la formule, mais pour le moment le prix reste le même qu’en automne.
A PROPOS DE LA TRANSITION ENERGETIQUE
Q. – En parlant de l’équilibre entre le gaz naturel et les renouvelables… A l’horizon, disons, de dix ans, quelle sera la source essentielle de la production électrique en Europe, comment le voyez-vous ? Le gaz naturel deviendra-t-il une source de réserve pour compléter les ENR, étant donné les fluctuations saisonnières de la production de celles-ci ?
R. – La production d’électricité prise séparément n’est qu’une partie du paysage global de la production énergétique, et il serait incorrect d’en discuter séparément. 90% de la consommation ne revient pas à l’électricité proprement dit, mais au chauffage et au conditionnement. Il ne faut pas se concentrer uniquement sur la question de la production d’électricité. La conversion de la plus grande partie de la consommation aux renouvelables n’est pas possible sans investissements gigantesques dans le développement des réseaux électriques. Et du point de vue de l’extension de la génération verte, c’est un grand problème.
Le gaz jouera toujours un rôle très important dans l’avenir. En particulier comme énergie pour les centrales électriques, en complément des ENR. En France, il est vrai, le nucléaire joue encore un rôle considérable. C’est pourquoi dans le bilan énergétique de notre pays pris à part, la part du gaz peut être inférieure à celle des autres pays. Mais il jouera un rôle clé comme source d’énergie dans les autres domaines. La mobilité, par exemple : les transports lourds vont vraisemblablement utiliser le gaz comme carburant. Il en est de même pour les systèmes de climatisation qui sont dès aujourd’hui alimentés par les sources utilisant comme combustible le gaz ou les produits pétroliers. Ceci étant, le gaz est plus confortable, c’est une énergie « souple », confortable à stocker…
D’un côté, Engie est une des plus grandes sociétés gazières européennes. De l’autre côté, la production électrique fait également partie de notre business. Nous occupons le 1er rang mondial parmi les producteurs indépendants d’électricité, avec 103 GW de capacités installées. La moitié de ces capacités tourne au gaz et un quart aux ENR, ainsi 89% de notre portefeuille de génération utilise des sources peu carbonées. Et c’est là notre avantage – non limités par un seul axe du business, nous voyons le paysage dans son ensemble. Nous avons la possibilité de comparer l’efficacité de différentes solutions et à terme, la meilleure solution est, à mon avis, l’équilibre entre elles.
Q. – L’année dernière, vous avez dit que vous envisagiez l’éventualité de participer au développement de l’énergie éolienne en Russie. Vous pensiez en particulier développer la coopération avec Rosatom dans ce domaine. Y a-t-il eu des progrès ?
R. Oui, nous avons récemment signé avec Rosatom à Sotchi un accord de coopération [SPA] entre nos deux entreprises dans le domaine des ENR.
Nous pensons que la Russie possède un énorme potentiel pour le développement des ENR. La majeure partie des pays producteurs de gaz disposent d’immenses réserves, Russie comprise. Ces pays sont intéressés en premier lieu par les exportations de gaz, et non par l’accroissement des livraisons sur le marché intérieur. Il s’agit d’un raisonnement absolument commercial, car sur le marché intérieur le pétrole et le gaz sont subventionnés … et il est plus intéressant de les exporter. Ces pays, et cela concerne la plupart d’entre eux, essaient de compenser la priorité des exportations pour l’industrie gazière par la croissance des énergies renouvelables… Pour remplacer une partie de la consommation de gaz par d’autres énergies et avoir la possibilité de vendre la différence à l’exportation.
Nous, de notre côté, nous sommes prêts à promouvoir le développement des ENR en Russie. Pour cela, nous avons des compétences et des experts qualifiés.
Q. – Gazprom a d’énormes réserves de gaz et il ne fait pas face au problème du choix : exporter le gaz ou bien le livrer sur le marché domestique. Ce sont plutôt les itinéraires d’exportation qui représentent actuellement un goulot d’étranglement. Pensez-vous vraiment que la compagnie acceptera facilement de réduire sa part sur le marché intérieur au profit des énergies renouvelables ?
R. – Et pourquoi pas ? Parce qu’il y a beaucoup de gaz ?
Q. – Parce qu’il y en a vraiment beaucoup. Et qu’il est bon marché…
R. – Gaz bon marché. Efficace, accessible, très compétitif… Dans l’intérêt de la Russie, je crois, sincèrement, qu’il faut garder ce gaz compétitif pour les exportations futures. Parce que c’est un moyen d’augmenter les bénéfices. Le prix à l’export est toujours plus élevé que le prix du marché intérieur.
Bien sûr, cela dépend du coût des renouvelables sur le marché domestique. Il ne s’agit pas de remplacer un gaz bon marché par une énergie verte chère. Mais aujourd’hui, les nouvelles technologies offrent des solutions très compétitives. Tout comme le développement des stockages d’énergies, elles permettent aux ENR d’être plus rentable que le gaz. Aussi surprenant que cela puisse paraître. D’après notre expérience, je peux dire que nous avons fait des évaluations et avec le développement des technologies de stockage, le coût final des ENR pour le client pourrait être de 30 % inférieur par rapport à la génération au gaz. Et cette carte pourrait intelligemment être jouée en Russie. C’est ce qui est déjà en train de se passer.
Version électronique en russe disponible ici. Entretien réalisé par le journaliste Arthur Toporkov.