Les entreprises françaises se voient contraintes de manœuvrer entre les sanctions américaines et les perspectives importantes de développement en Russie. Entretien avec Pavel Chinsky, directeur général de la Chambre de commerce et d'industrie franco-russe.
- Comment évaluez-vous le développement de la coopération économique franco-russe ces derniers temps ?
- Les relations économiques franco-russes doivent actuellement surmonter de nombreuses difficultés liées aux sanctions américaines. Le principal ennemi des entreprises est l'incertitude, et lorsque tout peut changer littéralement chaque semaine, les entreprises ne peuvent pas faire de projets et se développer durablement. C'est précisément dans la création d'un environnement imprévisible que réside la force principale des sanctions américaines, qui créent un contexte d’incertitude pour les affaires. A cet égard, les puissances européennes et la France, entre autres, tentent de manœuvrer entre la « poigne de fer » américaine, en poursuivant leurs investissements en Russie, en établissant des relations de partenariat avec les entreprises russes et en participant à des projets à fort potentiel.
Globalement, 2020 a été une année difficile pour tout le monde, et les investisseurs étrangers ont du affronter une difficulté de plus : l'impossibilité de se déplacer entre, dans notre cas, la France et la Russie, des personnels spécialisés dont la présence était indispensable à certaines étapes du projet, et même des dirigeants des filiales moscovites des entreprises françaises partis de Russie... Nous disons souvent que les affaires ce ne sont pas des e-mails, des fax ou des appels téléphoniques, c'est une communication directe entre les personnes. En Russie particulièrement, il est important de toujours rester en contact avec ses collègues et de réagir avec souplesse aux changements de situation.
Aujourd’hui, les relations entre la Russie et la France se trouvent dans une période particulière, liée aux processus politiques en France. La France est déjà entrée dans la course présidentielle et un nouveau président doit être élu en mai. Dans ce contexte, les facteurs liés à la Russie jouent non seulement un rôle économique, mais aussi politique, et l’attitude à l’égard de la Russie en général et de ses dirigeants en particulier sont des marqueurs importants dans les programmes des hommes politiques français. En tout état de cause, selon la Banque de Russie, la France investit chaque année entre un et deux milliards de dollars dans l'économie russe, ce qui fait du pays l'un des premiers investisseurs étrangers.
- Est-ce qu’il y a des changements dans la nature et l’orientation des investissements français en Russie ?
- La meilleure chose que les sanctions ont apporté à la Russie, c’est probablement le désir des investisseurs étrangers non seulement de produire et de vendre des produits sur le marché russe, mais aussi d'utiliser les sites de production russes pour exporter vers d'autres pays. Et si certaines entreprises françaises ont commencé de telles exportations il y a longtemps, avant les sanctions, pour nombre d'autres, c’est une expérience nouvelle. Le français Renault a été l'un des premiers exemples à grande échelle, lorsque des produits fabriqués en Russie ont commencé à être exportés vers les marchés étrangers. Sanofi, Leroy Merlin, Engie exportent également de Russie, et certaines d'entre elles, « par l’intermédiaire de leurs relations » exportent sur les marchés étrangers la production des fabricants russes en plus de la leur. Le dernier exemple qui illustre une telle solution est celui de la société française Air Liquide, qui participe au projet de Rosatom de création d’une unité de production d'hydrogène à Sakhaline avec des approvisionnements prévus vers les marchés étrangers. De tels exemples sont très positifs pour la Russie, car nous apprenons à produire des produits compétitifs et demandés pour les économies mondiales matures.
- En effet, l'exemple d’Air Liquide que vous avez cité peut être complété par les dernières actualités de l'usine Peugeot-Citroën de Kalouga, qui est récemment entrée dans l'alliance internationale Stellantis et a commencé en novembre les livraisons de véhicules et de moteurs produits en Russie dans les pays d’Europe occidentale, d’Afrique du Nord et d’Amérique latine. La société Michelin augmente également les exportations de son entreprise russe. Pourquoi les entreprises françaises développent-elles les exportations depuis la Russie, est-ce que cela est dû à la situation géographique de la Russie, à la différence de taux de change du rouble, qui rend la production locale avantageuse, à la possibilité de trouver du personnel qualifié en Russie ?
- Les trois à la fois. Toutes les entreprises étrangères notent que la Russie dispose d’excellents cadres, qu'une excellente formation technique a été maintenue depuis l'époque soviétique. Oui, la Russie commence elle aussi à manquer de bons spécialistes, mais si vous les trouvez et créez de bonnes conditions de travail, ce que les Français savent faire, vous obtenez un bon résultat. Deuxièmement, la géographie ouvre de grandes opportunités pour la production russe tant en termes d'exportation de produits locaux, qu'en termes de gestion de filiales au Kazakhstan, en Ouzbékistan, au Turkménistan... Ainsi, fin 2020, Saint-Gobain a acquis un site de production dans la ville de Taraz au sud du Kazakhstan (le premier actif de ce pays), et cet actif a été intégré au bureau moscovite de l'entreprise. Globalement, la CEI est un territoire intéressant pour les projets communs franco-russes, car il est beaucoup plus facile et plus sûr pour les Français d'entrer dans les pays à forte influence russe non pas seuls, mais en coopération avec la Russie.
- Comment évaluez-vous le climat d'investissement en Russie pour les entreprises françaises, est-il suffisamment favorable ?
- Malheureusement, tout n'est pas sans nuages. Par exemple, le cas de Navalny ou des Skripal ne s’inscrit pas sur le plan économique pour tout le monde. En revanche, le cas de la société d'investissement Baring Vostok et de Philippe Delpal est met des bâtons dans les roues des entreprises étrangères en Russie. Il est difficile de parler d’un climat d'investissement dans un pays où le droit pénal est appliqué à un conflit commercial. Et bien qu'à la fin de 2020 les parties aient signé un accord à l'amiable qui implique le retrait de toutes les demandes déposées auprès des tribunaux, c’est une affaire qui reviendra encore longtemps dans les conversations des étrangers sur le climat d'investissement en Russie. Nous ne sommes pas compétents pour dire qui a tort, qui a raison. Nous avons défendu Delpal, car nous nous sommes fortement opposés à l’application du droit pénal dans une affaire purement économique. Le fait qu’en Russie la frontière entre l’un et l’autre soit plutôt fragile crée de la précarité et de la complexité pour nous en tant que représentants du monde des affaires : je reviens ici au terme négatif d’« incertitude », mais cette fois en relation avec les actions de la part de la Russie.
- Comment améliorer le climat d'investissement en Russie, y compris pour les hommes d'affaires français ?
- Tout le monde connaît l'efficacité et les avantages du soft power. Partout dans le monde, l’homme de la rue veut aller à Hollywood, car le style de vie américain est massivement diffusé par le cinéma américain. Dans quelle mesure cette image à l'écran correspond à la vie réelle est un autre sujet. Mais quel est le style de vie que la Russie diffuse dans le monde ? Est-ce qu'un habitant ordinaire du Pérou, d'Afrique ou d'Amérique, par exemple, souhaiterait venir vivre en Russie ? Bien sûr, il y a les exemples isolés de stars étrangères qui ont reçu un passeport russe, mais ce sont plutôt des exceptions. Oui, nous avons des atouts : les jolies filles, une nature unique, des étendues pittoresques, des sous-sols riches en ressources. Mais quel style de vie diffusons-nous ?
Comment changer cela? Il existe des méthodes peu coûteuses mais efficaces, comme travailler avec les étudiants, attirer les jeunes professionnels par des stages et des voyages de travail, et, bien sûr, le tourisme, qui est actuellement soumis à d'énormes contraintes ! C'est-à-dire, faire en sorte qu'un Occidental qui s’est rendu en Russie, de retour dans son pays, devienne lui-même le conducteur d'une image positive de la Russie. Aujourd'hui, cela fait cruellement défaut, et pas seulement à cause de l'attitude politique. A cet égard, en tant que Chambre de commerce et d'industrie franco-russe, dont la mission est de développer les échanges économiques, nous essayons toujours de travailler au croisement de l'économie et de la culture : nous soutenons les projets liés au vin, aux échecs, aux salons, nous essayons d'inscrire les entreprises françaises dans des projets qui ont une importance économique, mais aussi sociale.
- Quelles sont les orientations actuelles de la Chambre de commerce et d'industrie franco-russe ?
- Au cours des dix dernières années, nous avons réussi à créer une relation de qualité avec les autorités russes, les représentants des ministères et autres organes du pouvoir, ainsi que les plus importantes associations professionnelles russes. Le Conseil économique de notre chambre rencontre régulièrement le président russe Vladimir Poutine. Nous avons un dialogue très constructif, par exemple, avec le ministère du Développement économique, avec le ministère des Transports, avec le ministère de l'Industrie de la Fédération de Russie, et nous apprécions ce dialogue et faisons de notre mieux pour le préserver. Le même format d'interaction permanente a également été instauré en France. Grâce à ces contacts et échanges, nous faisons tout le nécessaire pour les nouveaux projets et pour attirer de nouvelles entreprises à investir.
Plusieurs orientations peuvent être distinguées dans la large gamme de nos outils de travail. Nos déplacements dans les régions sont devenus plus fréquents. Ainsi, récemment, nous avons organisé une visite de représentants d'entreprises françaises dans le district autonome de Iamalo-Nénétsie, où ils ont visité l'usine du projet Yamal LNG pour la production, la liquéfaction et la fourniture de gaz naturel. Les entrepreneurs français ont été impressionnés par l'ampleur et la portée de cette entreprise en Arctique. En octobre, nous avons également organisé une mission d’affaires à Tioumen pour 14 entreprises agro-industrielles françaises non encore implantées en Russie afin d'explorer les opportunités de coopération. Soit deux missions par mois.
En 2019, le sommet Russie-Afrique s'est tenu à Sotchi, montrant à tous « le retour de la Russie sur le continent africain », ainsi que les médias ont décrit cet événement. Il s’agit là d’une autre orientation de notre travail. Nous avons décidé de donner aux entreprises russes la possibilité d'utiliser les ressources que les entreprises françaises et, par conséquent, notre chambre, ont dans les pays africains. Il existe un potentiel énorme de soutien aux entreprises russes dans des domaines où les Russes et les Français ne sont pas en concurrence directe.
- Hormis le thème « vert », très en vogue aujourd’hui, quels domaines de coopération entre la France et la Russie vous semblent les plus prometteurs ?
- Premièrement, tous les secteurs continuent à avancer et à introduire des technologies de pointe, donc, dans tous les domaines traditionnels de la coopération franco-russe - de l'industrie automobile au retail - il existe des idées et des niches pour une coopération future.
Les thèmes sur lesquels nous nous concentrons actuellement sont l'hydrogène, les villes intelligentes et la production intelligente, la numérisation, tous les aspects ESG. La France peut être un bon partenaire dans de nombreux projets technologiques, par exemple, dans les technologies d'IA, au développement desquelles la France accorde une grande attention et alloue des financements importants. Le président français Emmanuel Macron promeut activement le projet de création d'un système de sécurité européen indépendant, basé sur le modèle européen de l'IA, les développements et les technologies des entreprises européennes, sans aucun lien avec les géants IT américains. Il y a là aussi un fort potentiel d’interaction, quand la pertinence de la déclaration du général Charles de Gaulle, qui disait que l'Europe sans la Russie ne peut prétendre à l’intégrité et à l’autosuffisance, s'accroît à nouveau.
Par ailleurs, du fait de l'image de la France en tant que pays de viticulteurs, je mettrai en avant une orientation : le processus en cours de développement « explosif » de la viticulture russe est flagrant, notamment grâce aux technologies françaises. Aujourd'hui, de nombreux Français se sont installés comme spécialistes dans les régions du sud de la Russie, contribuant au développement qualitatif. Chaque année, le vin russe devient de plus en plus compétitif et pourra s'exporter dans le monde entier. Cette année, le russe est devenu la sixième langue officielle de l'Organisation internationale de la viticulture et du vin (OIV), et avec l'aide du vin, nous pouvons mener une sorte de diplomatie parallèle : c'est le soft power, que j’ai mentionné ci-dessus, qui unit les personnes.