Retrouvez l’interview de Sylvie Bermann dans le supplément « Russie-France : Innovations durables », publié par la Chambre de commerce et d’industrie franco-russe en collaboration avec le journal Vedomosti pour le SPIEF-2018.
En dépit des relations tendues entre Moscou et les grandes capitales occidentales, la visite en Russie du président Macron a été maintenue. Comment faut-il interpréter cette volonté du chef de l’État ?
Le président de la République a une politique très claire, celle de parler avec tout le monde et, a fortiori, avec un dirigeant d’un pays membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies. Il a d’ailleurs invité le président Poutine peu de temps après sa prise de fonction, l’année dernière, à Versailles. Depuis, il entretient avec lui un dialogue constant, un dialogue exigeant, selon ses propres termes, sur l’ensemble des dossiers internationaux, en particulier sur la Syrie et l’Ukraine. Ces derniers temps, les contacts entre les deux chefs d’État ont été très réguliers, presque hebdomadaires. Le président de la République a l’ambition de jouer un rôle de pacification, de médiation sur la scène internationale. Il s’est récemment rendu en Inde, en Chine, aux États-Unis, en Australie et je pense qu’il aurait été inconcevable qu’il ne vienne pas en Russie.
Les relations bilatérales ont-elles été affectées par les récentes expulsions de diplomates, suite à l’affaire Skripal et aux dernières frappes occidentales en Syrie ?
Il est difficile de nier les tensions, elles existent. En même temps, il n’y a pas eu de changements dans la politique menée par la France après les expulsions et les contre-
expulsions. Je les regrette puisque j’ai perdu quatre membres de cette ambassade qui étaient efficaces et qui aimaient la Russie. Mais il y a une équipe qui reste motivée et nous continuons à préparer cette visite.
Concernant les frappes, la France avait été très claire : il y a des lignes rouges à ne pas franchir, en l’occurrence, l’usage des armes chimiques. Cela explique la réaction des États-Unis, du Royaume-Uni et de la France. Nous avions préalablement averti les Russes. Les frappes étaient ciblées, elles visaient des installations chimiques et en aucun cas les forces russes n’ont été visées.
L’an dernier, les présidents Macron et Poutine se sont retrouvés à Versailles pour y lancer, notamment, le Dialogue de Trianon. Peut-on encore parler « d’esprit de Trianon » entre Paris et Moscou ?
Le président de la République est probablement l’un des chefs d’État qui ont les contacts téléphoniques les plus fréquents avec Vladimir Poutine. Cela témoigne d’une volonté de maintenir un dialogue. L’intérêt du Dialogue de Trianon était d’impliquer la société civile, pour que ce ne soit pas uniquement un dialogue entre membres de gouvernements. L’idée est de parler de l’avenir, de tous les sujets, aussi bien économiques que culturels. Le choix du thème de la « ville du futur » est intéressant à cet égard ; il recouvre beaucoup de choses – les transports, l’éducation, la santé. Ce Dialogue permet surtout à des citoyens de s’exprimer par l’intermédiaire d’une plateforme numérique, sans passer par les habituels experts des relations franco-russes.
Quelles ont été les réalisations concrètes de ce Dialogue ?
Ce type d’initiative prend du temps pour se mettre en place. Mais je suis favorablement impressionnée par ce qui a déjà été accompli. Il y a eu, par exemple, une réunion très intéressante au forum de Gaïdar, à laquelle je participais. L’urbaniste de la ville de Moscou, le ministre russe des Télécommunications ainsi qu’un certain nombre de personnalités françaises, dont le patron de Blablacar et des représentants de la ville de Dijon, s’étaient réunis pour évoquer la ville du futur. Ce qui m’a frappée, ce n’est pas seulement la qualité des participants à la table-ronde mais la présence de nombreux jeunes dans la salle, qui sont restés deux heures debout, à écouter ce débat. C’est encourageant pour l’avenir. Ce qui est important maintenant, c’est que la plateforme se développe, qu’il y ait des appels à projets. Les présidents du Dialogue de Trianon et les secrétaires généraux se rendront au forum de Saint-Pétersbourg.
De quels moyens le Dialogue de Trianon est-il doté par les États français et russe ?
Il y a des moyens financiers suffisants pour le démarrage. Bien évidemment, il faudra en trouver d’autres par la suite, ce qui n’est pas du tout impossible.
La conception de la société civile en France n’étant pas exactement la même qu’en Russie, cela peut-il mener à des incompréhensions entre les représentants des deux pays au sein du Dialogue de Trianon ?
L’intérêt de la plateforme numérique mise en place est qu’elle est ouverte à tous. Il y aura, certes, un médiateur de part et d’autre, mais chacun peut faire des propositions et s’exprimer. On ne cherche pas à encadrer et à définir les sociétés civiles.
Emmanuel Macron, a déclaré récemment qu’il ne fallait pas laisser la Russie s’isoler du monde occidental, en particulier de l’Europe. Il semble qu’il veuille convaincre les partenaires de la France, notamment les États-Unis, de maintenir le dialogue avec elle…
Il est important que la Russie ne se referme pas, ou ne se tourne définitivement vers l’Est. La Russie est naturellement européenne, même si une grande partie de son territoire se trouve en Asie. Nous souhaitons que ses liens avec l’Europe soient restaurés et améliorés. Personne n’a intérêt à son isolement ou à son affaiblissement.
Une trentaine de grands patrons français vont faire le déplacement de Saint-Pétersbourg. La France est aujourd’hui le premier employeur étranger en Russie. Les entreprises françaises sont fortement implantées dans le pays. Comment jugez-vous la qualité de la coopération économique franco-russe ?
Pendant la pire période de crise, les entreprises françaises sont restées dans le pays. Elles souhaitent continuer à développer leurs relations avec la Russie. Trente-cinq entreprises du CAC40 seront présentes au Forum économique de Saint-Pétersbourg où la France est l’invitée d’honneur. Nous souhaitons maintenir et développer cette coopération.
Le projet Yamal LNG [d’exploitation gazière, ndlr], dans lequel sont engagées les sociétés Novatek et Total, est emblématique. J’étais présente à l’inauguration de l’usine, c’était très impressionnant. C’est un projet qui a été réalisé en un temps record. Il y en a d’autres en cours, comme Artic LNG2. Il est dans l’intérêt des grandes entreprises françaises, mais également des petites et moyennes, de développer des relations avec un pays comme la Russie.
Les entreprises françaises sont directement affectées par les dernières sanctions américaines. Comment, dans ces conditions, la France peut-elle parvenir à défendre et à promouvoir ses intérêts économiques en Russie ?
C’est évidemment plus difficile, surtout en raison du caractère extraterritorial des sanctions américaines. Naturellement, la France y est opposée et elle veillera à préserver ses intérêts dans un cadre bilatéral. Le président de la République l’a déjà évoqué à
Washington, ainsi que le ministre de l’Économie, M. Le Maire. Cela se fera également dans un cadre européen, puisque l’Union européenne est le premier bloc économique dans le monde, ce qui lui donne des moyens d’agir. C’est important, il n’y a pas de raison que les intérêts français soient lésés, alors que les Américains ont veillé à préserver les leurs, en tout cas, en Russie.
Vous évoquiez Yamal LNG. Est-il encore possible aujourd’hui, dans ce nouveau cadre juridique, extraterritorial, que des sociétés comme Total coopèrent avec des entreprises russes sur ce type de projet ?
Dans le cadre des sanctions précédentes, cela s’est fait. Dans le cas de Yamal LNG, cela n’a malheureusement pas été un financement français mais un financement chinois. Cela risque de se reproduire pour d’autres projets importants, mais cela ne doit pas pour autant entraîner un retrait des entreprises françaises de Russie.
Qui va, selon vous, gagner la Coupe du monde de football ? La France ?
Vous me demandez beaucoup [rires]. En tous cas, les Russes nous disent que la France a de fortes chances de gagner, et je veux les croire.
Propos recueillis par Jean-Claude Galli, directeur de la rédaction du Courrier de Russie
Moscou, 7 mai